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Souvenirs de
la famille De Loÿs
le 6 juin au château de Gruchy
Extrait de "Le Jour le Plus Fou" (par E.Coquart et P. Huet, chez Albin
Michel)
(Gruchy est à 1km à l'Ouest
de Vierville)
(détails)
Le château de Gruchy, résidence de la famille de
Loys et en 1944, PC la compagnie 9/726, qui défendait
la Percée et Englesqueville
(détails)
La pointe de la Percée avec le château de Gruchy
Le Capitaine Grundschloss, mort au combat le 6 juin. Sa 9ème
compagnie (9/726) a efficcacement arrêté les Américains
qui tentaient d'atteindre la Pointe du Hoc en venant de Vierville.
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(nuit du 5 au 6 juin et
aube du 6 juin)
"Enfoui dans
le bocage, cerné de futaies et masqué par les
haies, le château de Gruchy n'est même pas visible
depuis la départementale 514 qui frôle le mur d'enceinte.
La mer est toute proche. En fait, elle est tout autour. Le château,
dit-on ici, repose sur «un groin de terre».
D'un côté, la falaise à huit cents mètres.
De l'autre, la plage à deux kilomètres.
La maison est grande, immense.
Mais Mme de Loÿs et son fils Guy (âgé
de 16 ans) ne disposent plus que de la salle à
manger au rez-de-chaussée et de deux chambres à
l'étage. Tout le reste est occupé par les soldats
Allemands, une centaine d'hommes (de la compagnie 9/726),
dont la présence perturbe singulièrement la vie
au château. Ce n'est pas drôle tous les jours, mais
Mme de Loÿs s'en tient à une ligne de conduite rigoureuse,
transmise à son fils: pas d'attitude ouvertement hostile,
pas question de jouer «à la guéguerre»,
mais aucune familiarité non plus. Rester froid et réservé,
savoir garder ses distances, ne jamais accepter la moindre invitation.
Bref, se contenter du strict minimum dans ses relations obligées
avec l'occupant.
Mme de Loÿs est une
femme de volonté, d'ordre et de sang-froid--------Elle
avait fait la part des choses; compte tenu de l'évolution
de la guerre, des privations de plus en plus difficiles à
supporter dans la capitale, mieux valait se réfugier
à la campagne (chez une tante âgée).
Depuis quelques jours
pourtant, Mme de Loÿs s'interroge. Sur le littoral, il
pleut des bombes comme jamais. C'est un déluge. Au point
qu'un ami, le docteur Pinard, est venu lui demander si elle
voulait bien accueillir sa vieille mère de plus de quatre-vingts
ans ainsi que sa dame de compagnie. Ils habitent à Cricqueville-en-Bessin,
près de la pointe du Hoc, objectif matraqué depuis
plusieurs jours par l'aviation alliée : "Je ne peux
plus assurer la sécurité de ma mère" a
dit le toubib.
Mais au château de Gruchy
aussi, la nuit du 5 au 6 juin s'annonce chahutée: "Ca
devient brutal", commente Mme de Loÿs.
Et bruyant. Entre 4 et 5 heures
du matin, les soldats s'agitent comme des forcenés, hurlent
des ordres, dévalent les escaliers, courent dans toutes
les pièces. Mme de Loÿs et son fils sortent sur
la terrasse où ils sont bientôt rejoints par le
capitaine Grünschloss, commandant la compagnie stationnée
au château.
Contrairement à
d'autres, à ce Meyer notamment, un officier fanatique,
un hitlérien, installé chez des amis proches,
au château des Isles, Grünschloss est un homme de
bien. Professeur de droit dans le civil, ce Bavarois s'exprime
en français et se montre d'une grande correction. Le
25 mai dernier, alors que la vieille tante venait de décéder,
ses bonnes manières ont impressionné Mme de Loÿs
elle-même.
"Qu'est-ce que je peux faire
pour vous?" lui a-t-il demandé.
- "Je
vous serais reconnaissante de faire évacuer l'escalier
et le vestibule de toute présence Allemande car je n'ai
pas d'autre issue pour faire sortir le corps. Je voudrais qu'elle
quitte sa maison hors la présence de l'occupant. J'aimerais
aussi qu'au moment d'emmener le cercueil, vos hommes soient
ailleurs, que ce ne soit pas un spectacle pour eux".
- "Il en sera ainsi", promit Grünschloss,
et il tint parole. Mais auparavant, le capitaine souhaita saluer
la dépouille mortelle. Rendez-vous fut pris. A l'heure
dite, le capitaine entra dans la chambre de la morte en grande
tenue d'apparat, et avant de se recueillir, prit soin d'ôter
son sabre.
Un homme bien élevé.
Même si aujourd'hui, le temps presse...
"Je suis désolé, mais pour des raisons de sécurité,
je suis forcé de faire évacuer la maison."
"Mais où comptez-vous nous envoyer?"
demande Mme de Loÿs.
"Dans le souterrain."
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L'un des souterrains. Féru
d'architecture à la Viollet-le-Duc, l'ancêtre familial
s'était lancé jadis dans quelques fantaisies architecturales
qui donnent au château du 17ème siècle un
charme légèrement tarabiscoté. Dans le
même esprit, il avait fait creuser autour de la propriété
de vastes souterrains, lesquels n'avaient jamais été
achevés. Pour se constituer un abri, les Allemands avaient
choisi le plus proche, qui s'enfonçait dans le parc et
débouchait dans les bois, de l'autre côté
de la route côtière. Ils avaient aménagé
le sol en une sorte de parquet rudimentaire, avaient étayé
le plafond et badigeonné les parois de goudron.
Ça presse effectivement.
Les bombes tombent tout autour du château, explosent dans
le parc (probablement le bombardement par les Liberators
à haute altitude, qui "visent" la Percée).
Mme de Loÿs et son fils se ruent vers le souterrain, mais
se rendent compte qu'ils ont tout simplement oublié la
vieille dame et sa gouvernante au premier étage.
Guy fait demi-tour, récupère
d'abord la gouvernante. « Elle tremblait tellement,
se souvient-il, qu'elle en ébranlait la rampe d'escalier...
» Il la guide jusqu'au souterrain. Puis il revient
sur ses pas, chercher la mère du docteur Pinard. Là,
les choses se compliquent : la vieille dame refuse obstinément
de quitter la chambre. Elle est sourde, sourde au point qu'elle
n'entend rien des bombardements. L'électricité
est coupée, il fait encore sombre dans la pièce.
Afin que Mme Pinard puisse lire sur ses lèvres, le jeune
garçon s'éclaire le visage à l'aide d'une
lampe de poche, et tente, avec un minimum de courtoisie, d'expliquer
la gravité de la situation. Les pourparlers traînent,
mais les bombes continuent de tomber. A bout d'arguments, Guy
de Loÿs prend la vieille dame «mince comme un
fétu» dans ses bras et descend l'escalier. Elle
proteste, se plaint des manières effrontées de
ce jeune homme fort peu aimable. Mais alors qu'ils parviennent
au niveau de la porte de la cuisine, une déflagration
formidable les projette tous deux au sol. Cette fois, la grand-mère
a compris, elle hurle, elle tempête : «Plus
vite, plus vite! Mon fils m'a placée chez vous pour me
sauver, pas pour me faire mourir!»
Sonné
par le souffle de l'explosion, Guy agit comme un somnambule.
Il reprend Mme Pinard dans ses bras, court jusqu'au souterrain.
Celui-ci est comble. Outre les
soldats Allemands qui ont reçu l'ordre de rester sur
place, une quarantaine de civils se sont entassés dans
l'étroit boyau. Des voisins, des cultivateurs. Il y a
là une femme en pleurs dont le mari vient de périr
sous les bombes, un nourrisson de deux semaines à peine.
Mme de Loÿs et Guy s'installent à l'entrée,
près du commandement Allemand et du poste de secours.
6 heures du
matin, dans le souterrain du château de Gruchy. Mme de
Loÿs se rapproche de son fils.
«As-tu entendu ce qu'a
dit le téléphoniste?»
Guy hausse les épaules.
Contrairement à sa mère, il ne comprend pas un
mot d'allemand
«Il a dit : importante
flotte ennemie à huit milles en mer.»
Nouvelle communication téléphonique
quelques instants plus tard: les soldats du souterrain reçoivent
l'ordre de passer «de la phase défensive passive
à la phase défensive active». Ils se
lèvent, prennent leurs armes, montent lentement l'escalier
qui les mène à la surface, apparemment peu pressés
de se battre. Seuls, le téléphoniste et les infirmiers
restent dans l'abri. Moral en berne, ils affichent ouvertement
leur pessimisme : «Guerre finie. Deutschland kaputt»,
se lamentent-ils auprès de la châtelaine de Gruchy.
Infirmiers et brancardiers
sont appelés à leur tour et quittent le souterrain,
abandonnant les premiers blessés qui, dans l'intervalle,
sont arrivés. L'un d'entre eux est très grièvement
touché. Il est étendu sur une civière,
la boîte crânienne littéralement décalottée.
A la fois fasciné et horrifié, le jeune Guy ne
parvient pas à le quitter des yeux. Il voit, sous la
membrane miraculeusement intacte, le cerveau qui palpite. Le
malheureux souffre le martyre, il faut lui tenir les mains en
permanence afin qu'il ne touche pas à son horrible plaie,
ce qui pourrait causer des dégâts irréparables.
Mme de Loÿs trouve la parade : à l'aide d'une corde,
elle ligote le blessé sur sa civière..
.(journée du 6 juin)
Les heures passent, interminables. Le vacarme est toujours aussi
infernal, la terre tremble sous les explosions, le souterrain
vibre, s'emplit parfois d'une terrifiante onde de choc. Les
civils s'habituent, devinent que la bataille s'est engagée
sur la plage, sous les falaises. Ils savent aussi faire la différence
entre les avions et les canons, entre les bombes et les obus.
Une légère
accalmie survient vers 11 heures du matin. Mme de Loÿs
se tourne vers son fils : «Il doit bien y avoir du
lait, du pain ou quelque chose d'autre à la maison. Débrouille-toi
pour trouver de quoi nourrir tous ces braves gens.»
Guy sort à l'air
libre: partout des cratères de bombes, des trous d'obus,
des arbres fauchés, calcinés. Il s'attend à
retrouver le château en ruine, mais il a été
miraculeusement épargné. Seule la façade
a été criblée de balles et toutes les vitres
ont été pulvérisées. Plus tard,
les propriétaires apprendront qu'un obus est passé
sous la demeure et qu'il s'est enfoui sans avoir explosé.
Le jeune garçon fait le
tour de la maison, et tombe nez à nez avec le capitaine
Grünschloss. Stupéfait, l'officier lui demande ce
qu'il fait là. Veut-il se faire tuer?
"Ma mère m'envoie chercher de l'eau,
du lait et du ravitaillement pour les gens du souterrain."
"Prenez tout ce qui peut être utile
dans notre réserve."
Il accompagne
Guy de Loÿs dans les dépendances où toutes
les rations de vivres sont stockées. Ils se dirigent
ensuite vers la cuisine pour récupérer du pain.
«Prenez tout ce que
vous voulez», dit encore le capitaine Grünschloss.
Puis il s'éloigne. Les de Loÿs ne devaient plus
le revoir vivant. Le capitaine Grünschloss fut tué
à huit cents mètres du château. Il avait
rassemblé ses hommes pour constituer un point de défense
sur la route de Vierville. (ils ont bloqué
toute la journée l'avance des américains du 5ème
Ranger et de la CieC/116 vers la pointe du Hoc).
Combien de temps? Dans
le souterrain de Gruchy, les heures, les minutes, les secondes
s'écoulent au compte-gouttes. Les bruits de la bataille
s'infiltrent, serpentent le long des parois suintantes d'humidité,
résonnent ou s'étouffent par saccades. Les enterrés
du château attendent.
Dans le courant de l'après-midi,
d'autres fantassins de la Wehrmacht blessés descendent
l'escalier qui mène au sous-sol. Mais il n'y a plus d'infirmiers
pour prendre soin d'eux. Ils sont ainsi près d'une vingtaine,
dont certains grièvement atteints.
Mme de Loÿs fait de
son mieux, multiplie les pansements sommaires.
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